Etude de l’ouvrage de Catherine GRENIER :

Publié le par Clémentine Davin

2006/2007                                                                                                     Clémentine DAVIN
UniversitéPaul Valéry                                                                       
Master 1 Métiers du Patrimoine - CGDOAXXS
UE2W1AHAMPM - Méthodologie et traitement de l’information
Franck CLAUSTRAT, maître de conférence en art contemporain
Fiche de lecture
 
 
 
 
 
 
Etude de l’ouvrage de Catherine GRENIER :
 
Dépression et subversion - Les racines de l’avant-garde [1]
 
 
 
                                   
 
 
 
Née en 1960 Catherine GRENIER est conservatrice en chef et responsable des collections contemporaines au Centre Pompidou, à Paris. Après un DEA d’histoire de l’art et l’obtention du diplôme de l’Ecole du Louvre, elle a obtenu le concours de conservateur national du patrimoine et a été nommée en 1993, conservatrice en chef au Musée national d’art moderne. En mars dernier, elle est nommée "conseiller technique en charge des arts plastiques" auprès de Renaud Donnedieu de Vabres, Ministre de la Culture et de la Communication. En charge des collections contemporaines depuis 1993, Catherine GRENIER a conçu de nombreuses expositions, tant monographiques que collectives – dont la dernière grande exposition collective en date "Los Angeles, 1955-1985, naissance d’une capitale artistique" qui a eu lieu du 8 mars au 17 juillet 2006 –, et a notamment mis en place la première présentation thématique des collections du Musée autour de l’intitulé "Bing Bang - Déconstruction et création dans l’art du XXe siècle" qui fut présenté à l’automne 2005-2006.
Elle a, en parallèle, développé une activité régulière dans le champ littéraire de l’histoire de l’art et de l’esthétique à travers la publication de plusieurs livres. Elle a commencé à participer à l’écriture d’ouvrages collectifs tel que La PoésieBlistène, Claude Ritschard, Pascal Bonitzer, Marie-Dominique Wicker, Franco Gagnetta, André Masson et Pierre Zucca, 1992. Son premier essai est intitulé L'art contemporain est-il chrétien ?, collection Rayon art, éd. Jacqueline Chambon - Actes sud, 2003. Dépression et subversion, les racines de l’avant-garde est son dernier ouvrage en date. recommencée – Douze poètes d'aujourd'hui présentent treize poètes de demain, anthologie écrite en collaboration avec Bernard
Dans son introduction, l’auteure nous expose les points sur lesquels va porter l’étude qui va suivre et donne les premières définitions de la dépression, qu’elle décrit comme la « maladie de la forme[2] » et de la mélancolie, considérée comme la pathologie du génie humain. Dans cet écrit pluridisciplinaire – l’auteure base, en effet, son étude sur des écrits tant psychanalytiques que littéraires ou artistiques et, enfin, sur la pratique artistique elle-même –, Catherine GRENIER fait appel à un large corpus d’artistes, et, à travers l’étude du travail de CATTELAN, PICABIA, PICASSO ou WAHROL, elle discerne l’existence d’un lien entre le travail de sape qu’opère la dépression sur le corps et celui que les artistes opèrent sur l’art. Pour les artistes avant-gardistes, la dépression a constitué un moteur de création, en étroite relation avec la vie personnelle du peintre ou sculpteur.
 
Ø      Découpage thématique de l’essai
 
L’ouvrage est divisé en six chapitres d’une quinzaine de pages, avec une illustration d’œuvre en introduction à chaque partie. Les chapitres s’articulent autour d’une thématique liée à la dépression, à un de ses effets ou dérivés. Le premier chapitre trace un aperçu des diverses mutations psychologiques, issues de la dépression, qui agissent sur l’artiste et influencent son travail. Les œuvres de l’artiste seront alors empreintes de une ou plusieurs transformation(s) – tant dans la forme que dans le sujet traité – pouvant naitre soit d’une hyper créativité inachevée soit d’une immobilité et baisse de tension significatives qui empêchent l’artiste de créer. Les thèmes traités sont principalement ceux de l’affaissement (poids trop lourd qui pèse), de l’immobilité, de la lenteur. Le symbole de l’eau est récurrent dans les œuvres comme celui de l’engloutissement, tandis qu’un aspect comique et pitoyable peut ressortir de certaines créations. Le second chapitre axe davantage son point de vue sur la subversion et la normalité. En effet, l’état dépressif pousse l’artiste à rejeter, contourner, se moquer de la norme ; il lui répond par la subversion et la provocation. D’après les propos d’André MICHELS, psychanalyste, l’auteure parle de la dépression comme étant « à la fois la cause d’une impossibilité de créer et la matière de la création, voire la condition même de celle-ci[3]WARHOL, RICHTER, BEUYS, MORRIS et BOLTANSKI, l’auteure analyse la dimension funéraire et morbide dans le travail des artistes. ». Le troisième chapitre, lui, interroge la responsabilité de la modernité dans le processus de dépression qui s’installe chez l’artiste de l’avant-garde. En effet, l’auteure nous parle ici de la naissance du mouvement artistique Dada et de la perte de la forme dans l’expression de l’œuvre d’art. Le quatrième chapitre, quant à lui, concentre son attention sur la représentation du monstre et l’évolution des centres d’intérêt des artistes (tels que les ordures, déchets). « On peut, chez de nombreux artistes, associer à un foyer dépressif un passage par le monstre qui viendra réorienter totalement la création ou constituer seulement une césure, une pirouette de l’œuvre[4] ». Ce monstre, présent dans les œuvres des artistes contemporains, symbolise en quelque sorte « [….] une inquiétude qui ne satisfait pas aux exigences de dynamisme du modernisme », une forme de détournement du projet de représentation de l’image. Le cinquième chapitre est articulé autour de la notion d’absence, de « trou », de vide. « Comme le dépressif, l’image éprouve la fatigue d’être soi, l’exténuation, l’inutilité, qui pourront se traduire alternativement par l’impossibilité d’être […] ou le repli de la représentation sur des formes de mortification mélancolique[5] ».Enfin, le dernier chapitre achève cette exploration en parlant des sépultures, du deuil et de la mort. « Le déprimé est la vivante sépulture d’un mort sans nom. Cette image très forte résonne de multiples échos pour le témoin de la scène artistique contemporaine[6] ». A travers l’étude des œuvres de
La notion de mélancolie, dans l’ouvrage de Catherine GRENIER, est présente dans les citations de KIERKEGAARD, NIETZSCHE et PARRENO. En effet, ces trois auteurs parlent de ce sentiment – que certain ont vécu comme tel –, notamment à travers PARRENO qui emploie le terme de « relation mélancolique au temps » pour parler de la définition temporelle qu’entretenait PICABIA avec l’œuvre d’art. La mélancolie, est « le déséquilibre provoqué par l’accumulation de "substances noires" néfastes qui amène anxiété, tristesse et même frénésie. […] Liée à la série des névroses d’angoisse, particulièrement à la dépression périodique, elle se rattache au troisième mode de transformation de l’énergie non liquidée, celui de la transformation de l’affect[7] » ; FREUD parle de « maladie de l’identité ». La dépression, quant à elle, est « une modification pénible de l’humeur faite de pessimisme, de sentiments d’incapacité, d’impuissance, de dévalorisation de soi-même, de culpabilité et un ralentissement de l’activité générale, des fonctions intellectuelles et du comportement psychomoteur ». Et plus loin, on peut lire que l’ « on décrit deux grandes formes cliniques de dépression, qu’on désigne par les appellations tantôt de dépression mélancolique et de dépression névrotique, tantôt de dépression endogène et de dépression exogène[8] ».
Ces deux notions seront sans cesse assimilées, ou du moins mises en rapport, tout au long de l’essai.
 
Ø      Evolution de la dépression vers un anéantissement de l’artiste et de l’œuvre
 
Dépression rime avec abandon de la modernité, détournement des conceptions artistiques embrassées autrefois : « En 1930, quand PICABIA expose ses "Monstres" et "Espagnoles", la critique est terrible : l’artiste phare de l’avant-garde renie la modernité, s’enfonce dans le bourbier d’une figuration désuète et d’une séduction facile, expression de la pire compromission. Quand DE CHIRICO, au terme d’une profonde crise, abandonne la peinture métaphysique, pourtant peu moderniste dans ses formes, les surréalistes se détournent de ce qu’ils considèrent comme un renoncement et une complaisance malsaine pour le passé. DE KOONING est fustigé quand il peint, en 1950, sa première Woman, et ses errements de style sont régulièrement condamnés. En 1970, GUSTON fera lui aussi scandale quand il exposera ses nouvelles toiles figuratives, mettant fin à son engagement dans les rangs de l’expressionisme abstrait[9] ». On peut remarquer que les critiques, à l’instar des artistes inscrits dans une tendance, un mouvement, rejettent, ceux qui se détournent de leur pratique artistique première pour aller brusquement – bien que souvent au terme d’un long processus psychologique – vers une négation et un rejet de l’œuvre d’art et du statut de l’artiste lui-même : refus de la modernité et regard sur le passé qu’ils jugent alors inconcevable.
Le point commun que l’on peut trouver aux artistes étudiés dans cet ouvrage, c’est qu’ils sont tous – ou du moins la majorité – issus d’un mouvement artistique majeur dont ils étaient le chef de file, en quelque sorte. Le fait de remettre en cause l’ensemble de la création artistique et l’œuvre d’art elle-même est, pour les artistes alors toujours productifs, une insulte à la profession et au modernisme – élément essentiel et majeur de l’évolution de la société –.
Cette foi en le moderne, les artistes atteints de dépression et de mal être l’ont perdu. « La dépression affecte la représentation de soi et perturbe la relation au réel », écrit Catherine GRENIER, dans le sens où la perception de la réalité est ici faussée par le sentiment d’absence et d’inutilité de l’art, de la création. Toutefois, la dépression, comme moteur artistique, a conduit bon nombre d’artistes à explorer d’autres voies – souvent réactualisation du passé, réappropriation des formes artistiques dévaluées alors –.
On ne va pas vers un anéantissement complet de la forme mais vers une remise en question de l’œuvre et du rôle de l’artiste au sein de la société. Comme beaucoup d’artistes contemporains, PICABIA a interrogé les rapports entre l’artiste et ses créations : « […] attachement absolu à l’art et en même temps désespoir face à l’impuissance de la création, l’impuissance de l’artiste[10] ».
 
Ø      Notion de temps et langage polymorphe
 
Les artistes dépressifs ont une conception du temps assez aléatoire selon l’auteure, « erratique » même, pour reprendre un de ses termes. Le présent et le passé sont mêlés, au détriment du futur qui est laissé à l’abandon – caractéristique propre aux artistes se revendiquant modernes –. Par cette orientation temporelle tournée vers le passé et l’actuel, les avant-gardistes atteints de dépression déstabilisent.
Le point commun aux artistes est celui de l’allongement démesuré du temps – préférence accordée à la lenteur excessive – qui va jusqu’à l’arrêt de celui-ci par les processus de glaciation ou d’immersion dans le formol, utilisés par certains artistes comme Marc QUINN ou Damien HIRST. « S’il est un trait commun aux diverses expressions de l’état dépressif, c’est cet aspect déglingué de sa trajectoire, manifestation de remises en cause profondes et brutales[11] ».
Le non respect de la temporalité et l’accent porté sur l’hybridation des formes sont deux caractéristiques propres aux artistes dépressifs. Catherine GRENIER, dans un entretien autour de la rédaction de son ouvrage, disait que  « pour décrypter les œuvres, [elle s’est] servie des instruments d'analyse offerts par les descriptions cliniques des affects de la dépression. Sur le temps, d'abord : selon les thérapeutes, le déprimé, incapable de raisonner en termes de continuité, a une relation au temps erratique. Sur la forme, ensuite : anéanti dans son enveloppe corporelle, le déprimé se vit comme informe, monstrueux, obsédé par la mort, le deuil. […] La dépression opère une action dévastatrice, qui n'engendre pas une représentation ou des formes spécifiques, mais entraîne un mode d'appréhension particulier. Certains, tels Picasso et Dubuffet, dynamitent la forme. D'autres réinvestissent les images existantes d'une charge sacrilège, scandaleuse. C'est le cas de Duchamp, lorsqu'il expose un urinoir dans un musée, ou de Picabia, lorsqu'il fait une tache d'encre et l'intitule La Sainte Vierge[12] ».
Sculptures hybrides, vidéo mettant en scène des clowns affaissés, utilisation de la matière fécale/réorientation du déchet, de la saleté dans l’œuvre, tout est matière à réflexion et investigation.
 
« La grande question du dépressif moderne est celle de l’infini contenu dans l’éphémère, de la mémoire profuse qui envahit l’espace temporel et physique du sujet ». Le principal obstacle de l’artiste dépressif est celui de contenir, à l’intérieur d’une œuvre, l’ensemble des caractéristiques propres à la définition même de l’œuvre d’art. Il cherche, en réalité, à exprimer, à travers la création, sa non-adhérence au modernisme et à ses lois préétablies. Son travail se veut à l’encontre du modernisme, alors, qu’au contraire, il ne fait que le prolonger en le transformant en art contemporain. En effet, dans l’œuvre de WARHOL, « […] la dépressivité de l’image atteint […] un niveau plus profond, qui fait basculer l’art dans une nouvelle ère. […] De fait, l’art de WARHOL ne relève plus des critères du « moderne » : avec lui, la page du modernisme se tourne et l’art devient « contemporain », cette curieuse notion qui sacrifie passé et futur à la simple revendication d’un temps présent ».[13]


[1]GRENIER Catherine, Dépression et subversion - Les racines de l’avant-garde, éd. Les Essais, Centre Pompidou, Paris, 2004.
[2] Expression empruntée à l’auteure dans son Introduction, p.8.
[3] Ibid., p.39.
[4] Citation extraite de l’ouvrage étudié, p. 69.
[5] Ibid., p.93.
[6] Ibid., p. 111.
[7] Encyclopédie Universalis.
[8] Idem.
[9] Paragraphe extrait page 86-87 de l’ouvrage étudié.
[10] Ibid., p.41.
[11] Ibid., p.87.
[12]COLONNA-CESARI Annick, « Du vague à l’art », L’Express, rubrique Livres, entretien avec Catherine GRENIER autour de son dernier ouvrage.
[13]GRENIER Catherine, Dépression et subversion - Les racines de l’avant-garde, éd. Les Essais, Centre Pompidou, Paris, 2004, p.98.

Publié dans Davin Clémentine

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