Nan Goldin

Publié le par Claire Jouval

Claire Jouval :
 
 
Nan Goldin, du particulier à l’universel
 
 
SOMMAIRE
 
 
 
 
 
 
Introduction
 
           Aujourd’hui, la photographe plasticienne Nan Goldin jouit d’une reconnaissance incontestable, et lorsqu’on lit des articles la concernant, on est frappé par le lien qui les unit tous: les mêmes idées reviennent à chaque fois pour la caractériser ; on parle d’artiste «engagée », « féministe », « intégrée dans son époque »... Toutes ces caractéristiques semblent en faire une artiste d’une génération, presque « à la mode ». Mais cette vision de Nan Goldin ne serait –elle pas un peu réductrice ? Les thèmes abordés dans son oeuvre, même s’ils sont pleinement en phase avec son époque, ne peuvent-ils pas être sortis de leur contexte temporel afin d’accéder à un rang plus universel ?
Nous allons tacher de répondre à ces questions en voyant, dans une première partie, en quoi Nan Goldin se fait le miroir de son époque, pour reprendre le titre de la chanson du Velvet Underground : « I’ll be your mirror » qui fut également le titre de sa première rétrospective en 1996 au Whitney Museum of Art de New York. Dans cette première partie, nous verrons comment Nan Goldin est une artiste fortement influencé par la culture populaire de son époque ; nous prendrons comme exemple la mode puis la musique. Nous verrons ensuite comment à travers son intimité, en parlant d’elle et de ses proches, Nan Goldin parvient à dresser un portrait social de son époque.
Dans une seconde partie, nous verrons comment l’oeuvre de Nan Goldin parvient à accéder à une dimension universelle ; nous montrerons alors qu’elle va plus loin que le domaine qui lui est réservé traditionnellement. Afin de légitimer pleinement son travail, nous évoquerons sa parenté avec le peintre Le Caravage, tant sur le plan stylistique que thématique ; nous verrons alors que son travail n’est pas isolé dans le temps, puisqu’il trouve des échos au XVIIème siècle, chez un des plus grand peintre de sa génération. Puis cela nous mènera à démontrer que c’est à travers des thématiques propres à son époque que Nan Goldin nous parle de l’humaine condition.
  
I/ Miroir de son époque.
1. Influence de la culture  populaire de sa génération.
A/La mode.
    
            La photographie de mode fut la première influence de Nan Goldin, comme elle nous l’apprend elle-même lors d’une interview parue dans le monde : « J’ai tout d’abord commencé à prendre des photos de drag queens ; mes influences étaient les magazines de mode[1]. »En effet, à l’origine, elle souhaitait être photographe de mode, en attestent ses photographies, très posées, de l’époque de sa formation au Boston College of Art, qui aspirent au glamour des magazines de mode ; elles s’apparentent plus à Vogue qu’à la tradition photographique classique.Même si elle ne s’est finalement pas orientée véritablement dans ce domaine, Nan Goldin a toujours entretenue des relations privilégiées avec l'univers de la mode ; elle a notamment collaboré à des campagnes de publicité pour les stylistes Matsuda et Helmut Lang. Il n’est pas étonnant qu’en 2001, lors de la rétrospective qui lui est consacrée au Centre Georges Pompidou : « Nan Goldin, le feu follet », la DAEP, Direction de l'action éducative et des publics du Centre Pompidou, ait invité deux écoles de mode (l'école Esmod et le studio Berçot) à participer à des ateliers visant à confronter l’œuvre de l’artiste aux travaux des étudiants.
B/La musique          
            La musique est également partie prenante dans son œuvre et même dans sa vie, ce qui est finalement la même chose chez Nan Goldin, comme on le verra plus loin. Après avoir obtenu sa licence en arts plastiques en 1978, elle part pour Londres où elle découvre la culture punk ; The Sex Pistols, The Clash, qui auront une forte influence sur son travail. Son mode de vie est d’ailleurs en accord avec cette culture : elle vit dans des squats et côtoie des skinheads. Elle déménage ensuite en 1978 à New York, et passe du noir et blanc à des couleurs saturées, baignées dans une lumière artificielle. C’est à cette époque que prend naissance le projet intitulé  The Ballad of Sexual Dependency  qui la rendra célèbre : c’est une œuvre qui, à l’état final, sera constituée d’environ huit cent diapositives projetées en boucle, accompagnées de chansons des Velvet Underground, Maria Callas, James Brown…Nan Goldin faisait elle-même glisser chaque diapositive dans l’appareil, expose les thèmes de l’esthétique punk que sont la fête, la drogue, le sexe, et l’angoisse. En 1996, le Whitney Museum of Art de New York lui consacre sa première rétrospective, intitulée  I’ll be your Mirror, titre repris d’une chanson des Velvet Underground et interprétée par Nico. Nan Goldin l’a choisi  car ces derniers ont toujours eu une influence importante sur elle ; il suffit de comparer les couleurs électriques, quasi-psychédéliques des photos de Nan Goldin dans notamment « The Ballad of Sexual Dependency » et les tonalités identiques de la musique du Velvet pour s’en rendre compte, sans parler, bien entendu, des thématiques abordées : le sexe, la drogue… La musique accompagne toujours ses diaporamas. La chanteuse islandaise Björk, très populaire en ce début de nouveau millénaire, est l’auteur de la composition musicale de son diaporama produit par le Centre Georges Pompidou en 2001,  Heart Beat . En 2001, l’artiste affirme « Aujourd’hui, je suis très influencée par Nick Cave. Il a littéralement sauvé ma vie[2] ». On n’est pas étonné d’une telle influence dans l’œuvre de Nan Goldin à cette période : comme elle, Nick Cave est un artiste qui a combattu ses démons (celui de la drogue notamment, à l’instar de la photographe), qui est l’auteur d’une œuvre noire, à l’esthétique rock et comme elle il tend vers un apaisement grâce à la spiritualité, comme en atteste notamment la photographie :  les Cierges de Fatima , montrant des cierges de l’église de la Vierge de Fatima, au Portugal.
On peut donc dire que la musique accompagne sans arrêt la photographe ; soit indirectement en l’influençant d’un point de vu plastique, soit directement en servant systématiquement de support à ces diaporamas. A ce moment là, la musique est quasi-aussi importante que les photographies car elle a une fonction narrative au même titre que cette présentation sous forme de diaporama.
 
2 L’intime, à la source du « portrait social.
A/Une histoire personnelle.
                         
      Nan Goldin dit avoir commencé à prendre des photos à l’âge de seize ans, suite au suicide de sa sœur, alors qu’elle vivait à Washington dans une famille bourgeoise. Alors qu’elle n’était qu’une petite fille, sa sœur Barbara, âgée de dix huit ans, décide de mettre violemment fin à ses jours ; ce suicide eut lieu après de nombreux enfermements de cette dernière dans des institutions psychiatriques à cause d’un tempérament peut-être un peu trop révolté pour la société de l’époque. Pour les parents, la dénégation devient un mode de survie. Ce qui leur importe, c’est que les voisins ne sachent rien. Ils essaient aussi de cacher les choses à Nan, lui disant qu’il s’agit d’un accident ; mais elle se rend immédiatement compte de ce qui est arrivé: « J’ai entendu ma mère dire aux policiers : ‘‘dites aux enfants que c’était un accident’’[3] ». De là vient peut-être son goût féroce pour la vérité. Cet événement peut effectivement être considéré comme symptomatique de la démarche qu’elle développera par la suite, celle de prendre en photo tous ses proches, sans arrêt, à chaque moment de leur vie, comme pour répondre à une nécessité intérieure de conserver une trace de ceux-ci. De plus, Nan Goldin rend responsable la société de la mort de sa sœur ; sa biographie permet de mieux comprendre pourquoi la marginalité est à la source de sa création.
            En 1972, elle entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Boston, où elle fait la connaissance du premier membre de ce qu’elle appellera sa « famille élargie » et qu’elle photographiera tout au long de sa vie : le photographe David Armstrong. Ce dernier devient drag queen et permet à Nan Goldin de faire la connaissance de ce milieu alors très underground, qu’elle photographie tous les jours, comme pour un album de famille. Elle se crée ainsi une « famille » aux mœurs libres, à la sexualité libérée. Elle consomme alors beaucoup de drogues et gagne sa vie en étant serveuse au Tin Pam Alley à Time Square. Elle y organise des projections de diapositives et présente le diaporama The Ballad of Sexual Dependency.. Ce diaporama de 45 minutes (remanié régulièrement, s’agissant de « work in progress ») mêle des portraits de proches (drag queens, homosexuels…), des autoportraits, des images d’actes sexuels, de violence, de maladie, de mort.  The Ballad of SexualDependency  est une œuvre politique et un portrait social de la contre-culture américaine. Cependant, à l’instar de Diane Arbus ou Larry Clark (pour l’oeuvre Tulsa , datant de 1971) à qui elle est souvent comparée, Nan Goldin a largement contribué à redéfinir la photographie entre photographie documentaire et  photographie plasticienne. Chaque cliché est certes un «portrait social» mais en délaissant le détachement du regard objectif pour une dimension plus intime, où désormais, les situations sont vécues de l’intérieur, sans le retrait propre au photo-reporter. En effet, ces changements dans les structures sociales, ces nouveaux comportements, ces nouvelles relations face à l'autorité, à la famille, à la nation elles ne les captent pas comme un photo-reporter. On ne peut pas dire qu'elle procède par démarche documentaire. Ce ne sont pas des reportages sur le milieu gay ou autres ethnies urbaines new-yorkaises. Toutes ses photographies sont marquées par son passage, la présence de son souffle, de son corps dans la vie des autres. Cette authenticité on la sent justement parce que chaque image de Nan Goldin est signée de sa propre vie. C’est en cela qu’elle ne peut être accusé de voyeurisme, et c’est ce qui la distingue de l’artiste Sophie Calle : « ce n’est pas un travail de voyeur à partir du moment ou je me mets en danger[4] » affirme l’artiste.Nan Goldinest en effet présente dans toutes les photos qu’elle réalise, à travers son regard, sa sensibilité, son empathie ; en photographiant sa « famille », elle parle d’elle-même.
B/ Le sida.
En effet, dans une série dédiée à son amie Cookie Mueller, Le Cookie portfolio (1976-1989), morte du sida, les détails les plus choquants sont rendus avec tendresse ; Nan Goldin ne renoncera jamais à camoufler la réalité mais son regard bienveillant transparaît sur la pellicule. On peut dire la même chose pour la série de photo sur Gilles et Gotscho évoquant encore le sida et l’homosexualité ; Nan Goldin était très engagée dans la cause gay. Gilles était le propriétaire de la galerie parisienne où Goldin a exposé ses œuvres ; il est mort du sida en 1992. Nan Goldin va raconter ses derniers mois, de l’apparition de la maladie à sa mort sur son lit d’hôpital. Les clichés montrent à quel point Gotscho, son partenaire, a été à ses cotés durant toute cette épreuve (fig.1). Il faut également mentionner que Nan Goldin fut l’une des première à organiser une exposition contre le sida « Témoins contre notre disparition », avec David Wojnarowicz, à New York en 1988.
C/ La cause féministe.
Nan Goldin va également s’engager dans la cause féministe. Cela est particulièrement remarquable dans l’exposition Sœurs, Saintes et Sibylles organisée dans la chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Salpêtrière en 2004 ; le choix du lieu a toute son importance. En effet, il s’agissait de rendre hommage à toutes les femmes qui y ont été enfermées sous l’Ancien Régime. L'hôpital de la Salpêtrière a été un des hauts lieux du "grand enfermement". Jusqu'à 8000 femmes y ont été enfermées en même temps, maltraitées, malnutries, soumises au travail forcé jusqu'à l'épuisement. Tous les matins, elles étaient rassemblées dans la chapelle Saint-Louis, pour suivre le premier office ; la rédemption par la prière et le travail, telle était le traitement qui était réservé à ces femmes prostituées, voleuses, mendiantes, homosexuelles, adultères, criminelles, des femmes rebelles à l’ordre social. Dans cette chapelle, Nan Goldin a choisi de nous raconter une histoire de trente cinq minutes sur trois écrans et une installation. . Entre des extraits de musique et des chansons, la voix de Nan Golding résonne dans le grand espace vide de la chapelle, pendant que des images défilent, fixes ou animées. Le récit est tripartite ; il s’agit de l’histoire de trois femmes rebelles qui refusent de suivre les règles, et ne se soumettent pas au rôle traditionnel de la femme. Le principe de l'œuvre est simple, les trois récits se suivent, dans un ordre chronologique. La première rebelle est Sainte-Barbara; elle refuse les prétendants que lui présente son père, elle refuse d’abjurer sa foi dans le Christ. Elle en mourra de la main même de son père. La seconde rebelle est Barbara Goldin ; la sœur de l’artiste. Après plusieurs enfermements en hôpitaux psychiatriques dès l’âge de douze ans pour « attitude de défi […] comportement sexuellement provoquant (…)[5] », elle finit par se donner la mort à l’age de dix huit ans. La troisième rebelle est Nan Golding elle-même lors de ses deux séjours en hôpital psychiatrique « le premier pour échapper au piège de la toxicomanie, le second pour me protéger de ma dépression[6] ». Cette œuvre, de par sa thématique a donc tout à fait sa place dans ce lieu si chargé historiquement. Nan Goldin nous incite à nous interroger sur la place des femmes dans la société, et à fortiori, la place des femmes rebelles à cette société. L’enfermement semble être le sort qui leur est systématiquement réservé ; enfermement qui a pour but d’écarter de la société des personnalités jugées « dangereuses ».
L’œuvre de Nan Goldin est considérée comme un miroir tendu à sa génération : en représentant sa vie, ce qu’elle est, elle dresse un portrait de la société qui est la sienne. Mais cette démarche est-elle isolée dans le temps ? Condamne t’elle Nan Goldin à être (seulement) une artiste d’une génération ?
 
 
II/ Vers l'universel.
1/ Héritage Caravagesque.
A/Le clair et l'obscur.
                              Dans une interview, Nan Goldin affirme : « J’adore Le Caravage[7] », nous allons voir en quoi cet artiste est lié à la photographe. Dans les photographies de Nan Goldin, la lumière a une importance toute particulière. On remarque, notamment dans The Ballad of Sexual Dependency, qu’elle juxtapose une lumière crue, artificielle, amplifiée par des couleurs saturées et des zones très sombres ; on peut alors parler de clair-obscur. Cette technique a été mise au point dans le domaine pictural par Le Caravage, au début du XVIIème siècle. Or,  le traitement de la lumière dans la photographie de Nan Goldin est tout à fait comparable à celui du peintre du début du XVIIème siècle, tant sur le plan plastique que symbolique. Sur le plan plastique prenons par exemple la photographie Nan et Brian au lit (fig2) extraite de  The Ballad of Sexual Dependency, et la peinture du Caravage : David tenant la tête de Goliath, appartenant aux années d’errance lorsque le Caravage se trouve à Naples (1606-1610) ; dans les deux cas on perçoit une forte source de lumière faisant irruption dans un espace sombre. Ce contraste a pour effet de dramatiser fortement la scène, de la théâtraliser, apportant une tension que l’on pourrait qualifier de narrative. En effet, ce travail de la lumière a pour effet de séparer les deux personnages présents dans les deux scènes respectives, une séparation qui semble inéluctable et anticipateur pour le couple formé par Brian et Nan. Le traitement de la lumière au moyen du clair-obscur   apporte, dans les deux scènes, une expressivité évidente.
B/ Intimité et portrait social : déjà au XVIIème siècle
            On a insisté dans cet exposé sur la place importante de l’intimité dans l’œuvre de Nan Goldin. Or, cela était déjà présent au début du XVIIème siècle, chez le peintre Caravage. En effet, si l’on reprend David tenant la tête de Goliath , précédemment cité, on remarque que le portrait de Goliath est en fait un autoportrait. Le Caravage, en se peignant sous les traits de « l’anti-héros », avec un visage effrayant, fait le choix de se représenter sans complaisance, tel qu’il est : violent, meurtrier, à la sexualité scandaleuse pour l’époque (il était homosexuel et ne s’en cachait pas). Cette volonté de s’auto-représenter et ce, sans aucune complaisance nous renvoie au travail de Nan Goldin, et notamment à son autoportrait Nan un mois après avoir été battue (fig.3). En effet, cet autoportrait n’est pas non plus franchement flatteur : Nan est représentée le visage tuméfié, séquelles des coups que son compagnon Brian lui a porté. Dans les deux cas, on perçoit une volonté d’absence d’idéalisation, les visages, ceux des artistes eux-mêmes, sont le reflet de leur vie tourmentée.
Cette intimité se perçoit également chez le Caravage, à l’instar de Nan Goldin, par la volonté de représenter systématiquement son entourage mais sous les traits de personnages mythologiques ou bibliques ; comme l’affirme elle-même Nan Goldin : « Caravage connaissait également toutes les personnes qu’il peignait. C’était ses amants ou ses ennemis[8]». En effet, si l’on prend un exemple ultra-célèbre de l’œuvre du Caravage : le « Bacchus » (1596-1597), cette œuvre n’est absolument pas une représentation du dieu du vin mais plutôt celle d’un jeune garçon, proche du Caravage, déguisé en Bacchus ; le sujet mythologique est tiré vers la réalité. La vie est également présente à travers l’expression de ce jeune garçon : son regard perdu dans la vapeur du vin, évoquant les lendemains de fête est tout à fait comparable aux portraits de Nan Goldin qui eux aussi reflètent une vie faite d’excès en tout genre, à ce titre, le portrait de son amie-artiste Kathleen intitulé  Kathleen au Bowery Bar est tout à fait significatif. Chez Le Caravage, tout est digne d’être représenté, même le trivial : la nature morte avec le fruit abîmé est mis sur le même plan que Bacchus. Les corps sont représentés dans leur vérité, encore une fois sans idéalisation : dans le Crucifiement de Saint Pierre, le bourreau au premier plan est représenté avec les pieds sales ; chez Nan Goldin, le réalisme dans la représentation du corps est une de ses particularités : les poils, le grain de la peau…ses photographies n’effacent aucun détail corporel, comme on peut notamment le constater avec l’œuvre de 1991 Siobhan dans la douche. La comparaison entre Le Caravage et Nan Goldin ne s’arrête pas là : non seulement ils représentent tout deux leur vie en intégrant leurs amis dans leur oeuvre, non seulement leur façon de s’écarter de l’idéalisation pour être au plus près de la vie réelle est similaire, mais en plus leur cercle d’amis appartiennent dans les deux cas à ce que l’on appelle « des marginaux ». Alors que Nan Goldin représente des drag-queens, Caravage peint  La Madeleine repentante (1594-95) et choisit une vraie prostituée comme modèle. Les tavernes de Caravage sont les bars new-yorkais underground  de Nan Goldin, et les « marginaux » qu’on y croisait au début du XVIIème siècle, sont les même qu’au XXème siècle.
Cet héritage du Caravage dans l’œuvre de Nan Goldin est revendiquée par l’artiste elle-même, comme on peut le voir dans l’œuvre très classique Gina au dîner de Bruce (fig.4) dont la composition, le traitement très charnel de Gina et la coupe de fruits font écho au tableau accroché au mur du « Bacchus » du Caravage.
Les deux artistes sont donc tout à fait comparables et même dans ce qui les pousse à créer : pour ces deux artistes tourmentés, l’art est une sorte de rédemption; Nan Goldin affirme  « La photographie m’a sauvé la vie[9] ».
On voit donc que Nan Goldin ne peut pas être réduite à « une artiste de son temps », que la démarche de lier son art à sa vie, d’être au plus prêt de l’intime, n’est pas une démarche isolée; En s’inscrivant dans la lignée  du Caravage, Nan Goldin trouve sa place dans l’histoire de l’art.
 
2/ Au-delà du portrait social : l’humaine condition.
A/ La difficulté d’aimer.
Nan Goldin, comme on l’a vu précédemment, s’est fortement engagé dans la cause féministe. Cet engagement s’inscrit tout à fait dans son époque; les années 80 bénéficient en effet, dans ce domaine, des effets de la Révolution sexuelle amorcée dans les années 70. Cependant, n’est-il pas réducteur de parler essentiellement de « féminisme » pour des clichés de Nan Goldin parlant de la relation homme-femme. Certes, elle se photographie, le visage tuméfié, après avoir été battu par son compagnon, dénonçant ainsi la violence qui peut être faite à une femme et se portant témoin de cette violence, mais au-delà de ça, Nan Goldin nous parle de la « difficulté d’aimer[10] ». C’est exactement ce que nous raconte The Ballad of Sexual Dependency: ce n’est pas un hasard si la photographie figurant sur la couverture du livre soit  Nan et Brian au lit (fig.2). En effet, cette photographie montrant Nan et Brian dans l’intimité tente de dresser le portrait de deux existences solitaires, de la perpétuelle dialectique des sexes et de la difficulté de communication qui en résulte ; elle résume la poétique du cycle en son entier. Au-delà d’un clivage homme-femme, l’œuvre de Nan Goldin est un témoignage de la thématique souvent problématique de la communication à l’intérieur du couple. A ce titre, Greer et Robert sur le lit, datant de1982 et également extraite de The Ballad of Sexual Depency est un exemple illustrateur de cette difficulté de communication à l’intérieur du couple. L’homme et la femme tous deux sur le même lit mais leur corps et leur regard sont orientés dans des directions différentes. Cette photographie est particulièrement poignante car « elle exprime le désir, non réciproque, que Greer ressent pour Robert. C’est une magnifique évocation de l’aliénation qui existe entre les sexes[11] »
B/ Au delà du sida: l’être humain confronté à sa propre mort
De même pour le sida, bien que Nan Goldin décrit un fléau propre à son temps, on peut dire qu’avant tout l’artiste parle de l’humain face à la maladie et à sa propre mort inéluctable. Elle parle de la façon dont l’être humain va réussir à trouver des armes pour se battre contre la maladie ; dans le cas de Gilles, l’amour que lui porte Gotscho va être une force évidente. A travers des histoires très intimes, Nan Goldin nous renvoie à notre condition de mortel. Même d’un point de vu plastique, les photographies de Nan Goldin révèlent que cette histoire dépasse le cadre restrictif du particulier: si l’on considère la disposition des deux corps dans la photographie Gotscho embrassant Gilles (fig.1), on ne peut pas s’empêcher de penser à la composition de la Piétà de Michel- Ange ; Gotsho à la place de la Vierge penché de façon protectrice sur Gilles, rongé par la maladie et étendu sur un linge blanc qui rappel le suaire. Cette histoire privée est mystifiée, c'est-à-dire élevée au rang de mythe donc au rang universel. Nan Goldin ne renonce pas à inscrire la maladie de ses amis dans des images particulières qui semblent - du moins c'était la volonté de l'artiste - condenser la douleur, dans un dispositif artistique qui permet de la transcender ; comme elle l’affirme elle-même : « A travers ma vie et mon milieu je parle de la condition humaine[12].
Conclusion
          
                "Pour moi, la photographie est le contraire du détachement. C'est une façon de toucher l'autre: c'est une caresse[13]". Assurément, le travail de Nan Goldin touche, il émeut, il bouleverse. Il est présenté dans toute sa vérité car il sert une cause ; celle du refus du mensonge et fixe donc en image la vie telle qu’elle est, avec sa réalité sociale. Les photos de Nan Goldin sont symboliques de la douleur, d’un monde un peu "étrange" qui est celui des êtres en marge des conventions : monde de l’homosexualité, de la drogue, de la maladie, de la passion dévorante. Les clés de la production artistique de Nan Goldin sont en effet la passion, l’érotisme, la maladie, la solitude, la mort. Une combinatoire certes morbide, mais qui nous rappelle notre condition de mortels et justifie ainsi, par l’image, notre présence au monde. Dans cet entretien, paru dans le Monde, elle décrit son seul but artistique : « rendre hommage à la beauté des gens qui m’entourent[14] ». C’est peut être ça l’essence de l’oeuvre de Nan Goldin, transcender la réalité, tout en en étant très proche, afin d’accéder à la Beauté, la beauté humaine.
 
 
         BIBLIOGRAPHIE
 
-Ouvrages :
 
-BAQUE, Dominique, La photographie plasticienne, un art paradoxal, éditions du Regard, Paris, 1998
-BOSSEUR, Jean-Yves, Vocabulaire des arts plastiques du XXe siècle, Minerve, 1998
-COSTA, Guido, Nan Goldin, Phaidon, Paris, 2005
-GATTINONI, Christian, La photographie contemporaine, éditions Scala, Paris, 2002
-GOLDIN, Nan, The ballad of sexual dependency, édité par Marvin Heiferman, Mark Holborn et Suzanne Fletcher, 1996
-GOLDIN, Nan, Soeurs, Saintes et Sibylles, Editions du Regard, Paris, 2005
-Sophie Calle, m’as-tu vue, catalogue de l’exposition, Centre Georges Pompidou, éditions Xavier Barral, Paris, 2003
 
-Articles :
-GUERRIN,Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le monde, 14/10/2001, p.21
-Lebovici, Elizabeth, « Les étreintes de Nan Goldin », Libération, 14/10/2001, p.25
 
-Sites internet :
-www.axelibre.org/arts_plastiques/nan_goldin.php
-www.centrepompidou.fr/expositions/nangoldin/fr/infos.html


[1] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », dans Le Monde  14/10/2001, p.21
[2] Idem
[3] GOLDIN, Nan, Soeurs, Saintes et Sibylles, Editions du Regard, Paris, 2005
 
[4] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le Monde, 14/10/2001, p.21
[5] GOLDIN, Nan, Soeurs, Saintes et Sibylles, Editions du Regard, Paris, 2005
 
[6] Idem
[7] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le Monde, 14/10/2001, p.21
[8] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le Monde, 14/10/2001, p.21
[9] Idem
 
[10] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le Monde, 14/10/2001, p.21
[11] COSTA, Guido, Nan Goldin, Phaidon, Paris, 2005
 
[12] GUERRIN, Michel, « Nan Goldin, chroniqueuse radicale des nouveaux désordres amoureux », Le Monde, 14/10/2001, p.21
 
[13] Idem
[14] Idem

Publié dans Jouval Claire

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