Tacita Dean

Publié le par Leslie Compan

Leslie Compans
 
 
Tacita Dean
 
 
 
Sommaire
 
 
 
Avant-propos...............................................................................................................................p.2
 
Introduction..................................................................................................................................p.3
 
I: Perception et mesure du temps................................................................................................p.4
 
            I-1: Le sens linéaire..........................................................................................................p.4
            - De l’enquête
            - Des textes
 
            I-2: L'expérience sensible................................................................................................p.6
                        - Intuitivité de l’accident évènementiel
                        - Impressions corporelles
 
II: Mise en forme plastique du temps..........................................................................................p.8
 
            II-1: La physicalité...........................................................................................................p.8
 
            II-2: La circularité cinématographique............................................................................p.9
           
            II-3: Travail de la tridimensionnalité...............................................................................p.9
 
III: Le temps de l'inscription.......................................................................................................p.10
 
            III-1: Un nouvel espace géographique............................................................................p.10
 
            III-2: Historicité artistique..............................................................................................p.11
 
Conclusion..................................................................................................................................p.12
 
Bibliographie..............................................................................................................................p.13
 
Annexe........................................................................................................................................p.14
 
 
 Avant propos
 
 
 
 
Le dossier présenté ici sur l'artiste Tacita Dean, se veut à l'image de son travail: c'est-à-dire à la fois personnel mais non limitatif. En effet, le choix de la plasticienne britannique s'est vu difficilement soutenu par le corpus bibliographique disponible. D'une part, car peu d'ouvrages sont consacrés à son travail personnel, limitant les ouvrages théoriques aux seuls catalogues d'exposition, et d'autre part car aucun ouvrage général ou thématique ne se réfère à sa pratique.
Dans un premier temps donc, notre recherche s'est vue guidée en majorité par les écrits de l'artiste elle même, ainsi que par quelques articles de presse spécialisée. Une situation particulière qui aura pour effet de limiter les citations directes aux auteurs critiques, mais qui en revanche nous amène ici à porter un regard tout à fait personnel et « originel », c'est-à-dire qui s'attache davantage à l'oeuvre elle-même qu'aux discours sur l'oeuvre. Une situation qui nous pousse à nous rapprocher visuellement du travail de Dean, mais également à nous en rapprocher matériellement, pour rejoindre son discours sur la plasticité et la physicalité du médium filmique.
Dans un deuxième temps enfin, notre perspective d'approche s'est attachée à saisir les enjeux de son travail, c'est-à-dire comprendre pourquoi sa production nous parait pertinente dans le paysage de la création actuelle, et pourquoi, tout en étant reconnue par les institutions nationales telles que la Tate Gallery de Londres ou encore le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, sa visibilité est limitée.
 
 
 
Introduction
 
 
Tacita Dean, fait partie d'une génération d'artiste associée à la seconde vague des Young British Artists, tels que Fiona Banner, Tracey Emin, Cecily Brown ou encore Louise et Jane Wilson.
Cette jeune artiste née en 1965 à Canterbury en Angleterre et diplômée de la Slade School of Art de Londres en 1992, s'est vue tour à tour nominée pour le Prix Turner en 1998 (Tate Gallery de Londres), présentée à la 51ème Biennale de Venise, et décerner le Prix Hugo Boss 2006 par le Solomon R. Guggenheim de New York. Une reconnaissance institutionnelle importante donc, qui nous permet d'affirmer la qualité d'un travail en même temps que de remarquer qu'il se démarque de la génération même des Young British Artists. En effet, l'art de Tacita Dean se situe en marge de l'iconoclasme ou de la provocation pratiquée par ses contemporains, suscitant ainsi plus souvent l'intérêt des institutions que celui des collectionneurs ou galeristes tels que Charles Saatchi. Un retrait du champ économique et de l'exposition médiatique de l'art contemporain, qui se justifie dans son travail à travers la place laissée à la modestie et à la vanité. Son oeuvre polymorphique, se constitue de dessins à la craie sur de grands tableaux noirs conçus comme des story-boards, de textes à la limite du scénario et d'enregistrements audios et filmiques. Une oeuvre à l'écriture à la fois narrative et cinématographique, qui se propose d'explorer le temps, celui du voyage et de la trace. L'artiste, se lance ainsi, à l'instar de Sophie Calle par exemple, dans un processus lié à l'enquête; un cheminement lent et hasardeux guidé par la seule récolte d'indices marqueurs de temps, de présence et d'absence. Cependant, contrairement à ces artistes forts d'une mythologie personnelle, Dean ne procède pas dans le sens de la constitution, mais au contraire se sert de sa propre mythologie pour produire un discours analytique sur la composition du temps même. Face à cette apparente subjectivité, comment comprendre alors la place de cette artiste dans ce paysage de l'art contemporain où, les Young British Artists l'ont bien compris, « le pouvoir des acteurs issus du champ économique est même suffisant pour lancer des mouvements artistiques entiers et pour inscrire ceux-ci dans l'histoire de l'art[1] », et où les artistes doivent être en capacité de se promouvoir eux-mêmes, autant que leur travail.
Au lieu de cela, Tacita Dean, nous présente un travail tout à fait personnel, un retour à l'attention portée à la qualité du médium même: à la recherche de la matérialité des supports, textuels ou filmiques, se définissant ainsi avant tout comme une plasticienne. Un travail à l'apparence simple mais d'une grande complexité, que nous nous proposons d'aborder dans son rapport au temps, parallèlement celui du monde et celui de la création artistique: entre perception, rendu plastique et inscription dans l'histoire.
 
 
 
I: Perception et mesure du temps
 
Le travail de Tacita Dean s'inscrit dans un premier temps dans une volonté de percevoir le temps. Une perspective envisagée comme une tentative de définition globale, et de compréhension du sens du déroulement du temps. Cette tentative cependant, considérée étape préparatoire et constitutive de son oeuvre, se confronte à la question du rendu de cette perception dans son travail. Ainsi, le temps devient à la fois temps de la perception et temps de la captation et de l’enregistrement, sens commun qui se justifie par une première approche linéaire et sensible.
 
            I-1: Le sens linéaire
La linéarité du temps, correspond à une approche narrative et historique, c'est-à-dire qui va dans le sens d’un déroulement continu. Ce qui rapproche l'oeuvre de l'artiste de cette conception, est d'une part lié à l'apparente narrativité cinématographique ainsi qu'au procédé même de l'enquête, dans une volonté de restitution et de réorganisation de la trace suivant le déroulement admis du temps.
 
                        - De l'enquête
Le travail de Tacita Dean, est orienté entièrement par l'intérêt qu'elle porte aux sujets d'une histoire passée. Des sujets dont la dimension solitaire est omniprésente, inscrits dans une réalité temporelle passée, et qui se particularisent par l'échec de leur destinée, ou de leur destination. Ainsi forts d'une singularité historique, et parallèlement d'un potentiel fictionnel.
En amont de chaque oeuvre, l'artiste procède en premier lieu par une enquête poétique sur leur histoire, jalonnée par la récolte d'indices, constituant ainsi une sorte de relevé historico-topographique visant dans un premier temps à restituer l'ordre des évènements. Pour l'oeuvre intitulée Sound mirrors, Tacita Dean porte son attention sur des structures architecturales spécifiques, construites lors de la seconde guerre mondiale en Cornouailles. Ce sont des oreillettes géantes en béton, destinées à capter le son des avions ennemis et ainsi pouvoir anticiper leur arrivée. Des structures qui semblent véritablement faire partie d'un récit de science-fiction, mais que l'artiste réhabilite dans leur réalité et dans leur sens historique, par la trace photographique. Ainsi, le processus et l'objet même de cette enquête, dans leur dimension historique et fictionnelle, participent clairement de la tentative de perception linéaire du temps. Cependant, les « réflecteurs de sons » une fois photographiés et rendus à la réalité, perdent leur potentiel imaginaire. Leur trace photographique les fixe dans une réalité objective, davantage qu'elle ne les inscrits dans une réalité historique. Ainsi, le procédé documentaire objectif se joue de l'idée d'enquête linéaire, annulant toute perspective de résolution ou de reconstitution, historique ou fictionnelle, et crée ainsi une atmosphère d'attente. Le documentaire suspend le temps de l'enquête, et met simplement en relief de purs interstices fictionnels et historiques, spatio-temporels, n'ayant aucune vocation à les réactiver mais littéralement à fixer leur trace sur le support photographique. Des espaces géographiques, véritables zones d'ombre de la modernité implantées dans un temps à jamais inhabitable, qui trouvent dans la trace photographique leur pendant médiatique.
Cette dissonance introduite par le sens du documentaire, dans la conception classique du processus de l'enquête en tant que processus créatif, relève, non pas de l'invalidité de celui-ci, mais d'une annulation de son objet final: celui de la reconstitution. En se fixant à cette seule perspective, c'est plutôt la tendance à « linéariser » le temps, plutôt que sa linéarité apparemment indiscutable, que pointe du doigt Dean, dans une volonté de montrer la vacuité de l'action humaine sur le temps. Ainsi, nous pouvons saisir l'importance des travaux que nous disons préparatoires, au travers de leur action engagée pour une perception non limitative du temps et travaillés sous forme de traces, à la fois originelles mais autonomes. Les photographies de Dean, constituent donc une autre forme de traces, marqueurs du temps médiatique, et qui introduisent le caractère divergent du temps.
                       
                        - Des textes
Les textes de Dean peuvent être perçus dans la même perspective d’une part car, en qualité d’écrits, ils se définissent d’autant plus par une structure narrative et linéaire ; d’autre part car ils témoignent de la volonté de l’artiste de diversifier les traces médiatiques du temps, comme diversification des moyens de saisissement et de fixation du temps et ainsi ne pas enfermer la perception à une seule mesure, un seul médium.
Les écrits de Dean, doivent être perçus comme des entités parallèles à l'oeuvre, à la fois autonomes mais aussi constitutives. Ils interviennent à un niveau relatif à la préparation du tournage, une sorte de déclaration d'intention, soucieux de coller à la narrativité naturelle de l'évènement auquel l'artiste va s'attacher. Caractérisé par sa dimension fortement descriptive, il tente de saisir l'écoulement du temps sur cet événement. C'est dans cette perspective que les textes de Dean deviennent de véritables scenarii, manifestant la volonté de conférer à son travail un aspect structurel maîtrisé. Une structure descriptive qui a pour volonté d'organiser littéralement les évènements relatifs à la réalité, le visible. Cependant, cet effort d'anticipation exacerbé du déroulement du temps, trouve ses limites dans la différence entre le projet de ce scenario idéal et la réalité du résultat filmé. A l'instar des traces photographiques les textes deviennent eux aussi des marqueurs médiatiques, introduisant la capacité du temps à diverger, et à ne pas produire ce que l'on attendait de lui. Un processus narratif qui, par la conscience même de l'aspect insaisissable du temps, est intentionellement laissé ouvert, depuis le début considérés comme des story-board non fonctionnels. Sa perception, se construit alors sur l'analyse du temps et sa déconstruction ; en admettant parallèlement sa linéarité et sa soumission aux aléas, dans une volonté d'objectivisation extrême du réel et de l'objet de la création artistique. L'orientation du travail de Dean, se fait alors dans le sens de la compréhension du temps et dans la représentation d'une temporalité particulière, instantanée et imprévisible.C'est dans cette perspective que nous étudierons l'oeuvre intitulée Banewl (fig.1- annexe), étude qui nous permettra de comprendre la prise en compte de la dimension contingente du temps réel et de celui de la création, dans son rapport à l'intuitivité et la perception sensible.
 
 
 
 
 
            I-2: L'expérience sensible:
Son oeuvre intitulée Banewl tente de rapporter en temps réel l'éclipse solaire de 1999, en qualité d'évènement cosmique particulier. Comme à son habitude, l'artiste procéda en amont à l'anticipation des prises de vues, une répétition presque chorégraphique. Or le jour J, le ciel couvert ne lui a pas permis d'enregister directement l'évènement voulu, la contraignant à déplacer son attention du phénomène cosmique même, sur le poids de l'évènement, en termes physiologiques et physiques, sur l'environnement. L'oeuvre met donc en relief la dichotomie entre les traces préparatoires et l'oeuvre finale, qui met à mal la volonté exacerbée de vouloir capter le temps dans sa linéarité, car le temps lui-même est soumis aux aléas.
 
                        - Intituivité de l'accident évènementiel
Nous devons ici mentionner le fait que ses collaborateurs, à la vue du ciel couvert et comprenant l'inutilité de leur travail préparatoire, pensaient que le projet était annulé et tentèrent de dissuader Dean de ne pas filmer cette non éclipse. Loin de n'être qu'une anecdote, cette aventure témoigne de la compréhension par l'artiste, que quelquechose de décisif se passait, même sous l'apparence de l'invisibilité. C'est ce que nous nommons ici l'intuitivité artistique, sur laquelle se base le coeur de son travail. Une intuitivité littéralement esthétique, adjectif que nous devons comprendre dans son sens premier d'« aisthésis » c’est-à-dire relatif à la question du sentir et de la sensibilité.
L'artiste qui procède par la maîtrise analytique et structurelle de son travail, ne peut pas ne pas s'en référer à sa sensibilité, perçue comme une acuité particulière. Une considération sensible décisive artistiquement parlant, mais qui introduit peu à peu le sentiment de l'érosion qu'a subie la confiance même que nous portons à la seule expérience visuelle. Ainsi, nous pouvons comprendre ses films à travers la définition qu'en donne Vito Acconci selon laquelle« Film is landscape and silence, while video is close-up and sound [2]».
                       
                        - Impressions corporelles
Cette nouvelle perception, tout à fait artistique introduit donc la dimension même, au sein de son travail d'une dimension non maitrisée, qui procède de l'invisible et indicible. Ainsi, ce qui ne peut se voir, ni se dire, ne peut que se ressentir de manière inconsciente ou physique.
A ce titre, Banewl apparaît comme le meilleur exemple de cette esthétique, en plaçant au coeur même de son film les réactions physiologiques et psychologiques induites par l'évènement cosmique de l'éclipse solaire. Ces réactions deviennent le sujet du film, en même temps qu'ils deviennent l'illustration du processus créatif en jeu dans le travail de Tacita Dean. La perception du temps, trouve une autre dimension en trouvant son sens premier avant tout par la perception physique, celle de corps même de l'artiste. Le corps, devient ainsi le seul élément de mesure du temps crédible, ou du moins fiable en tant qu'il touche à une réalité sensible. Cette dimension tout à fait subjective, se trouve devenir universelle dans le travail de Dean, en tant qu'il pointe l'importance donnée à cette perception et non à la description de sa sensibilité personnelle. Le corps n'est pas le sujet mais l'illustration de la perception même du temps. Dean, relève donc ici l'importance de la perception du temps par le corps et les réactions physiologiques.
Ainsi, l'effort de maîtrise structurelle de son travail, se trouve ici dévié et dépassé par la dimension aléatoire et sensible du temps. Perception de l'invisible et de l'indicible aussi déterminante que celle de la maîtrise.
C'est dans cette perspective que nous pouvons comprendre les films de Dean, tel que l'oeuvre intitulée Mario Merz, titre éponyme qui place l'artiste italien au centre de ce film.
Le corps redevient le centre de la création, non pas en qualité de sujet mais en qualité de percepteur du temps. En effet, le projet initial de Dean était de filmer Merz, car il ressemblait à son père et donc de confronter les images de deux hommes. Mais au moment de la prise de vue, le désir du projet initial semblait s'être consummé « the making of the film had purged me of my subjectivity [3]». Ainsi, Merz n'est plus le sujet du film mais une illustration du processus créatif lié à l'utilisation de la caméra: l'importance n'étant pas sa ressemblance mais se réorientant vers le corps même de l'artiste, en tant qu'objet physique sur lequel le temps est devenue forme.
Renversement du processus initialement mis en avant, ce n'est pas l'action humaine, qui tend à reconstituer et à formuler a posteriori ou précedemment l'histoire et le sens du temps, mais au contraire c'est bien le temps qui prend forme sur les corps, en qualité de matériaux sensibles, esthétiques par excellence. C'est sur cette réalisation de la forme du temps, en forme corporelle que s'oriente le travail de Dean, ce travail de perception du temps. Une perception qui au départ semble s'adapter à l'orientation du temps en terme de sens et de déroulement, mais qui en réalité devient une perception formelle non linéaire et non narrative. C'est ainsi que le travail de Dean se détache littéralement d'une approche nostalgique du temps, comme il est facile de le concevoir aux premiers abords, si nous ne considérons que le premier plan de ces films, celui du sujet. Or nous comprenons ici, que l'enjeu des films de Dean se situent autre part, au delà de la seule subjectivité. Les travaux opèrent d'après un renversement, un moment charnière comme elle le décrit elle même, qui les fait basculer de la dimension subjective qui caractérise un projet initial, descriptif et narratif, vers une dimension objective qui se réalise au moment seul de la prise de vue. La phase préparatoire, est dédiée à la tentative d'analyse du temps, dans une approche très maîtrisée et presque phénoménologique alors que la phase de réalisation, opère un renversement qui met à mal la tentative même de maîtrise du temps par la forme, et qui objectivise la création en replaçant la forme même au centre de la réalisation du temps.
Les travaux de Dean offrent deux lectures, à la fois parallèles et indissociables. D'une part une lecture liée au sujet du film - un sujet particulier, qui comme nous l'avons dit en première partie, se caractérise par sa dimension solitaire et sa singularité historique – et qui par conséquent induit une appréhension linéaire et subjective, par définition, d'une histoire. Et d'autre part, une lecture liée à la création, à son processus en tant qu'objet même du film, qui induit une appréhension « aisthétique » et objective de la forme. Deux lectures différentes, qui ne s'annulent pas mais se débordent sans cesse.
 
 
 
C'est à la lumière de cette bipolarisation de la lecture de l'oeuvre de Dean que nous saisirons, ici à travers l'étude du médium filmique et parallèlement l'étude de la mise en forme, les enjeux liés à une production cinématographique « d'exposition ». Une production que nous comprendrons en termes plastiques, en cela que la seule conception temporelle linéaire initiale, tend à être débordée par une conception cyclique du temps, ainsi qu'à littéralement se dilater dans un espace d'exposition.
 
II: Mise en forme plastique du temps
 
La première définition du temps comme linéaire n’apparaît pas réellement comme une conception obsolète, mais en tous cas incomplète pour comprendre le temps dans toute sa dimension. La tentative d'élargissement va notamment s’opérer au niveau du médium filmique, en tant qu'il apparaît comme une concrétisation physique du temps et du processus artistique. Mais également au niveau de la mise en mouvement et en forme du travail préparatoire analytique (photographique ou textuel)jusqu'ici seulement visuel et plat. Ainsi, les œuvres de Dean tendent à devenir réellement plastiques et à se dilater littéralement dans l’espace, à se déployer dans toute leur matérialité.
 
            II-1: La physicalité
Tacita Dean, filme uniquement sur support analogique. Un choix qui pourrait simplement s'expliquer par la « querelle » actuelle, opposant les tenants d'une technologie numérique contre les conservateurs d'une pratique artisanale, mais l'art de Dean n'est pas de créer une tension entre le passé et le futur, mais de ménager un espace médiatique, où le temps peut se concrétiser.
Extérieure à cette tension, ce choix est tout d'abord représentatif de sa perception du temps telle que nous venons de le voir, c'est-à-dire comme tentative instantanée de capter une temporalité particulière, et comme tentative de rendu physique - procédant par impression de manifestation du temps sur la pellicule, comme elle s’imprime physiologiquement dans les corps des êtres vivants. En terme d'esthétique donc, la physicalité du médium filmique apparaît comme un pendant à la corporalité de l'expérience temporelle, entre durée et instantanéité.
Mais ce choix est également représentatif du processus de structuration visuelle destinée au spectateur. Ainsi il correspond, d'une part à la prise de vue directe et dans la durée des évènements - en tant que le film rapporte médiatiquement l'expérience en temps réel -, et d'autre part à l'intervention de l'artiste sur la pellicule, en phase de montage. Deux étapes du processus de création de l'oeuvre tout à fait déterminantes, et qui ont encore à voir avec la lecture linéaire puisque structurelles. Les prises de vue de Dean se font donc en temps réel, et leur longueur est en réalité déterminée par la longueur des bobines, sans pause, d'un seul jet. Une contrainte qui tend vers une grande staticité et longueur des plans. Le rythme n'est donc que celui du temps filmé, de l'évènement unique, lent et inexorable lorsqu'il est présenté aux spectateurs, mais qui permet d'aménager le temps du regard. Par ce biais, l'artiste présente des films qui créent une atmosphère d'attente, à la fois poétique et à la limite de l'ennui. Ainsi se superpose au temps du film, le temps du regard, celui du spectateur qui doit sans cesse redéfinir sa place dans cet espace temporel suspendu mais inhabitable où le poids du temps, et son impression sur le médium prennent totalement le pas sur l'évènement. L'appréhension du sujet évènementiel, disparaît au fil du film au profit de l'expérience sensible du temps et de la durée.
L'oeuvre de Dean procède toujours selon l'aménagement d'un mouvement double, entre sensibilité et distance, entre subjectivité poétique et objectivité extrême, pour une relation du médium au temps qui nous renvoie toujours aux conditions de production et à l'ontologie du film. La perspective de la mise en forme plastique cependant, tend à considérer la place du spectateur dans l'oeuvre, et à déplacer ainsi, la tentative de perception et de mesure du temps vers lui, devenant ainsi un véritable marqueur de temps et de présence.
 
            II-2: La circularité cinématographique
La maîtrise qu'exerce l'artiste sur la structure même de ses oeuvres, ne fonctionne pas dans une salle de cinéma. Ainsi, les travaux n'ont de sens qu'en étant projetés dans un espace d'exposition, aménagé spécialement et dont les conditions de monstration divergent totalement de celles d'une salle de cinéma. En rapport tout d'abord au format de film choisit par l'artiste en 16 mm, est mis en place un dispositif d'exposition qui comprend images et sons, participant de l'élargissement de la seule dimension visuelle de son oeuvre. 
Tacita Dean filme en 16 mm sur un format anamorphique, qui necéssite une projection du film en cinémascope. Un procédé tout à fait original, peu usité, dont la particuliarité est d'élargir le cadre. Un format adapté particulièrement aux payasages, mais qu'elle utilise également pour filmer les architectures. Cet élargissement du cadre, est représentatif du sens vers lequel tend son travail, c'est-à-dire vers la forme du panorama. Un choix qui tend à l'abolition même des limites du cadre, entre film projeté et réalité. Considérons ainsi, son oeuvre intitulée Disappearance at Sea I (fig.2- annexe) qui s'attache à filmer dans le phare de Berwick, la rotation de l'ampoule et de la projection de la lumière intérieure vers l'extérieur, vers la mer. Le mouvement de la lumière comme événement unique.  Ce film est représentatif de l'intérêt porté par Dean au temps cyclique, celui de la lumière artificielle du phare. Une autre forme de temps, un temps-mouvement qui est ici littéralement le sujet de film matérialisant un temps mécanique, celui de la projection. Alors que dans la première partie nous avons saisit la perception du temps de façon linéaire, son rendu tend à s'élargir par l'intérêt porté aux sujets dont le fonctionnement lui est cyclique. Ainsi, cette deuxième dimension du temps, en tant qu'elle ne peut être saisie directement par le sens du film, y est intégrée en tant que sujet, et suivant la manière dont il est projeté. L'image elle même devient un espace qui élargit la conception du temps. Un temps méditatique et mécanique, visuel et sonore; un temps qui tend toujours plus vers sa matérialisation, dont l'étape ultime apparaît être sa « plasticisation ».
 
            II-3: Travail de la tridimensionnalité
Un travail qui tend vers la tridimensionnalisation totale donc, en tant qu'il matérialise le temps dans un dispositif spatial. Une oeuvre qui devient donc totalement plastique, dans l'installation qu'elle nécessite et qui décuple l'intensité du film et du médium, jouant de l'espace de projection.
Par l'inscription dans une véritable installation, les films de Dean deviennent littéralement des oeuvres sculpturales. Ce dispositif global, intègre le spectateur et signe l'abolition des limites du cadre entre représentation du temps et sa perception. Une vision du panorama qui touche à la désorientation du spectateur, en tant qu'il devient ainsi, le seul marqueur physique et temporel d'une présence.
En même temps que la structure de l'oeuvre devient de plus de plus stratifiée, entre image et son, de plus en plus dilatée, entre mouvement cyclique et plasticisation, sa facture semble au contraire de plus en plus artisanale. Une tendance qui sans prendre partie, se situe cependant de plus en plus en tension entre la technologie et la facture artisanale, comme nous l'avions introduit en expliquant le choix de la pellicule. Car même si Dean s'affirme dans un temps suspendu, créant une quatrième dimension celle du pur spatio-temporel, celle de l'art, les rapports qu'elle entretien avec l'architecture témoignent d'une conscience de la tendance du monde matériel à l'obsolencence.
Alors que les objets du film se trouvent déjà vaincus par le temps, la force du travail plastique de Dean est de s'extraire de se mouvement temporel, et de s'inscrire non pas dans une future obsolescence mais dans une dimension prospective de l'hisoire de l'art. Un discours donc qui met en dichotomie l'histoire de l'art et le monde réel, en tentant de se positionner successivement par rapport à l'un et l'autre.
 
III: Le temps de l'inscription
 
Depuis le début des années 2000, l'artiste britannique a quitté Londres pour vivre à Berlin. Une ville en pleine expansion culturelle et reconstruction architecturale. Depuis lors, sa production tend à devenir plus urbaine, tendance jusqu'ici absente de son travail et qui selon elle l'isolait du mouvement des Young British Artist[4].
 
            III-1: Un nouvel espace géographique
Dean a toujours porté son intérêt vers l'architecture, une architecture définie par l'échec de sa destination technologique, comme nous l'avons vu pour Sound Mirrors dans la première partie.
Une architecture qui aujourd'hui est située dans la contexte de la ville, et donc de la vision et la mémoire collective alors qu'auparavant elle était appréhendée comme un rebut invisible, presque science-fictionnel. Une vision qui est cependant toujours aussi négative, en tant que l'élément d'architecture est toujours situé ou défini comme un témoin de l'obsolence du passé et un simulacre du futur. En souhaitant traîter à présent des architectures présentes et visibles dans le paysage urbain, Dean ouvre son discours à la mémoire monumentale collective qu'elle oppose à la mémoire historique dans le sens littéraire et linéaire du temps. Ce point de césure est important car il semble pourtant que ce deux conceptions soient difficilement opposables, et l'art de Tacita Dean, même si son discours affirme le contraire, s'inscrit dans cette impossibilité: c'est-à-dire celle d'isoler le temps de l'art et de l'histoire dans une dimension parallèle, du temps réel et matériel. De manière tout à fait personnelle, nous avancerons l'hypothèse que notre conception de l'histoire, dans l'espace définit par « la vieille europe » c'est-à-dire tant en Angleterre qu'en Allemagne ou encore en France, passe en réalité par le rapport que nous entretenons au patrimoine monumental et architectural, justement en tant qu'ils sont des marqueurs de temps et de culture. L'histoire se matérialise littéralement dans ces manifestations visibles, qui deviennent le dénominateur commun de la zone géographique. Ainsi, nous pensons que la zone d'ombre de la modernité digne d'être désignée ne se caractérise pas par le tiraillement entre la conservation de l'architecture en tant que simulacre d'un futur technologique, ou sa destruction; entre la permanence visuelle ou la mise au rebut. Le travail de Dean soulève ce questionnement et tente de ne pas se positionner dans cette perspective ou dans cette opposition. Un travail qui est conscient des enjeux historiques relatifs à un espace géo-culturel, mais qui dont il a du mal à se détacher, et ainsi à ne pas opposer le passé au futur. Une oeuvre qui veut saisir la potentialité d'une autre conception, conçue à travers l'histoire de l'art en tant qu'elle produit des formes médiatiques atemporelles et objectives par opposition donc à l'histoire, qui produit des formes de simulacres singuliers et subjectifs.
 
            III-2: Historicité artistique
L'oeuvre de Tacita Dean témoigne d'une grande conscience de l'histoire de l'art, notamment dans la perspective de son travail à tendre toujours plus vers le plastique que le visuel, vers le tridimensionnel que la bidimensionnel pour créer ou atteinte la quatrième dimension, celle de l'art. Une zone qui, au regard de la conception des artistes minimalistes comme Carl André par exemple, se définit comme spatio-temporelle spécifique, là où pourra se produire un discours artistique. Le travail de Dean se situe dans cette zone, qui ménage littéralement l'espace du discours à la fois analytique et prospectif. Sa création artistique est, nous l'avons vu, construite sur une analyse complète à la fois du temps culturel, du temps de la perception et de la création, sans jamais être narcissique ou subjective. Une oeuvre totale parce que chaque pièces est partie d'un tout réflexif et créatif. En effet, elle travaille ses travaux précédents en tendant toujours à les déborder, à ne pas enfermer leur conception – du temps- dans une dimension unique, dans un devenir objectif total. Un temps de la création qui n'est pas stérilement autoréflexif, qui ne se regarde pas avancer, mais qui est prospectif.
Une oeuvre complexe, qui se structure toujours davantage au travers d'un véritable réseau d'oeuvres, rassemblées par la maturation de la conception du temps et sa perpétuelle évolution, une oeuvre qui enrichi donc à chaque fois les oeuvres précédentes, en leur rendonnant par reflet et renvois une nouvelle dimension. Cette particularité, de l'oeuvre en perpétuelle évolution rejoint la conception et la volonté des avant-gardes, à la différence plastique près que l'oeuvre n'est pas en perpétuelle évolution au travers des discours sur son oeuvre, mais de cette redimension permanente des oeuvres elles-mêmes, dans toute leur platisticité.
 
 
 
 
Conclusion
 
 
On peut ainsi comprendre la forte institutionnalisation de cette artiste par la prédominance dans son travail de la conscience de l'histoire de l'art et des enjeux relatifs à la création contemporaine, en tant qu'elle se situe dans la continuité des avant-garde en même temps que dans leur débordement, notamment plastique. Un travail qui tient de l'art contemporain, contemporanéité considérée dans son rapport à l'histoire, mais qui en revanche ne s'attache pas à la sphère de l'art actuel, en tant qu'il ne considère pas les thématiques du monde actuel. Par exemple la réflexion engagée autour de la technologie, n'est orientée que par sa tension vers l'obsolescence et non pas en regard de l'ultra-modernité. En ce sens les travaux de Jane et Louise Wilson (Stasi city), peuvent paraître plus actuels car ils questionnent l'installation plastique, non seulement en termes médiatiques mais surtout multi-médiatiques.
Tacita Dean Travail est une artiste satellite, dont la production semble lacunaire au regard de l'art actuel, mais dont on peut attendre une évolution basée sur la considération de l'urbain plutôt que de l'architectural.
Bibliographie
 
Ouvrages:
 
DEAN, Tacita, Tacita Dean, Tate Gallery Publishing, Londres, 2001, 79p.
 
DEAN Tacita, Ecrits choisis; 12.10.02-21.12.02;W.G. Sebald; The russian ending; Boots; Oeuvres et filmographie 1991-2003; Textes, Steidl, Paris musées, 2003, vol.2 et vol.4-5.
 
GROENENBOOM, Roland et DE CECCO, Emanuela, Tacita Dean, Postmedia Books, Milan, 2004, 112p.
 
RAINBIRD, Sean et GODFREY, Mark, Tacita Dean: Berlin Works, Tate St Ives, Londres, 2005, 48p.
 
Articles:
 
Presse écrite
 
A. DE B., « Compte à rebours », in Technikart, Paris, juin 2003, p.9.
 
BOUBOUNELLE, Laurent, « Tacita Dean », in Art Press n°268, Paris, mai 2001, p.52.
 
GAUTHIER, Léa, « Le pas de l'ennui », in  Mouvements n°22, Paris, mai-juin 2003, p.20.
 
LEQUEUX, Emmanuelle, « Tacita Dean, intimes rendez-vous avec le temps », Beaux-arts magazine n°228, Paris, mai 2003, p.28
.
NEWMAN, Michäel, « Tacita Dean, Fictions du temps qui tourne », in Les cahiers du Musée National d'Art Moderne n°86, hiver 2003/2004, Paris, décembre 2003, p.5-21.
 
ROYOUX, Jean-Christophe, « A cosmic being », in Art press n°272, Paris, octobre 2001, p.36-40.
 
SCHWABSKY, Barry, « Ciné qua non », in Art forum, New York, mars 1999, p. 28-32.
 
En ligne
 
WINTERSON, Jeanette, « Tacita Dean », du 28.09.2005, consultable à l'adresse: http://www.jeanettewinterson.com/pages/content/index.asp?PageID=351
 
 
 
 



[1]    WUGGENIG, Ulf, à propos des YBA, « Fragmentation et cooptation. Sur des aspects problématiques relatifs à « l'hybridité » dans des formes d'art oppositionnelles », in le site de l'institut européen pour des politiques culturelles en devenir, mai 2002, disponible à l'adresse http://eipcp.net/transversal/0902/wuggenig/fr .
[2]               Citation d’ACCONCI, Vito, in GROENENBOOM, Roland, « A conversation with Tacita Dean », Tacita Dean, Postmedia Books, Milan, 2004, p.30.
[3]               Citation de DEAN, Tacita, in GROENENBOOM, Roland, « A conversation with Tacita Dean », Tacita Dean, Postmedia Books, Milan, 2004, p.102.
[4]                     Citation de DEAN, Tacita, in GROENENBOOM, Roland, « A conversation with Tacita Dean », Tacita Dean, Postmedia Books, Milan, 2004, p.64: “The whole Young British Artists movement in the 1990s was very urban in a way and that was why I was slightly isolated from it.”

Publié dans Compan Leslie

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